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Toulouse, septembre 2020
Ce visage. Elle l’avait déjà vu, il était venu hanter ses rêves avec tous les autres. Elle observait ses traits, sa jeunesse, sa fougue, ses yeux assagis. Ces yeux, si particuliers… Ils avaient été rieurs à l’époque.
Elle savait qu’il était un ami, un ancien ami. Elle ne l’avait pas croisé depuis longtemps, mais il n’avait pas beaucoup changé. Toujours cette tignasse rousse, impossible à coiffer, qui cachait son troisième œil. Elle se souvenait des fois où il venait visiter sa sœur..
Comment s’appelait-elle, déjà ? Hum, oui, voilà, Béatrix, sa sœur Béatrix. Il venait parfois discuter avec elle le long de la Garonne, vers cet hospice pour lépreux qu’elle avait forcé leur mère à faire construire. Leur mère… Cette belle femme à la chevelure d’or… Elle était belle lorsqu’elle chantait sous les étoiles, sa voix était d’une douceur infinie, cristalline, presque magique.
Il y avait eu sa mère, puis celle qui avait pris sa place, une seconde mère, une reine. Sa Reine. Le nom d’Esclarmonde lui revint en plein visage comme un coup de fouet, et avec lui, tous les souvenirs de ces soirées festives, artistiques ou sanglantes. Elle se souvenait à présent être devenue un monstre, pour faire plaisir à sa nouvelle mère, à son Sire. Pour la servir éternellement.
La Cour d’Amour de Toulouse. Les images de ces bellâtres à moitié poètes lui revenaient en mémoire. De belles soirées à la chaleur des cheminées, à la lumière des bougies, dans des pièces aussi froides que sa peau.
Les souvenirs de la chasse l’assaillaient désormais, la chasse qui avait été lancée contre Esclarmonde par l’Inquisition qu’elle avait elle-même aidé à installer, quelque temps après sa sœur Béatrix soit montée sur le bûcher de Montségur, quelque temps après que la dernière des Cathares ait été brûlée.
Et l’élection ensuite. Grâce aux soutiens de Foix et de Béziers, elle avait été désignée Reine. Mais elle avait rangé sa couronne. Elle ne voulait pas finir comme son Sire. Elle dirigerait la Cour d’Amour, face à celle de Paris, mais sans concurrence, sans compétition. La seule couronne portée serait celle du Prince de Paris, ainsi en serait-il.
Ainsi en avait-il été, jusqu’à la Révolution. Les Brujah avaient lancé la bourgeoisie contre la noblesse, et alors que le peuple renversait ses seigneurs, Villon décapitait ceux qui pouvaient contester son autorité sur la France. Elle avait été chassée à son tour, par l’envoyé de Paris, le Tremere Rutor. Elle se souvenait à présent sa capture, la façon dont Aymeric l’avait sauvé des griffes du Mage. “ À condition qu’elle perde l’esprit et la face, je lui laisserai la non-vie “, avait dit l’envoyé de Villon.
Elle eut un hoquet lorsque lui revinrent les douleurs et les souffrances imposées par le Tzimisce qui avait, sur ordre de Rutor, changer son visage. Puis les ténèbres, lorsqu’elle avait perdu la vue. Le Tremere avait usé de sa Domination. Il l’avait asservie, il l’avait rendu folle, la privant de ses souvenirs, il l’avait soumise pendant plusieurs décennies, allant même jusqu’à la convaincre qu’elle n’avait jamais pu voir, jusqu’à la persuader qu’elle était née aveugle…
Elle comprenait tout désormais, maintenant qu’elle voyait le visage de… de… de Gaubert. Le Mage devenu Damné, comme Rutor peu de temps avant lui. Elle réalisait toute la machination dont elle avait été victime, comment le Tremere avait puisé dans son sang pour ses rites impies, comment Villon avait pris le contrôle des deux Roses en l’éliminant, comment Aymeric avait veillé sur elle en chaque instant, comment elle avait été abusée deux siècles durant.
Son sang millénaire fut envahi d’un sentiment qu’il n’avait pas connu depuis plusieurs centaines d’années. La haine. Ses yeux se plissèrent, contemplant ce qui l’entourait. Elle n’était plus Elyssa la folle malkavien. Elle était à nouveau Sybille des Beaux, mathusalem Torédor, Prince de Toulouse et légitime Reine d’Occitanie.
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