Contribution de Kapryss |
24 Mars 2010, Clichy-La-Garenne.
Le soir tombe peu à peu sur la banlieue parisienne. Il fait doux, le temps est clément en ce début de printemps.
Dominic, au volant de son Aston Martin, roule vers le lieu de rendez-vous. Enzo avait été clair quand à l’objectif de la transaction : il s’agissait d’apporter la mallette de cash en main propre à Nerio, un Franco-italien à la réputation douteuse, en échange d’une toile de peintre. Un original signé Leonard de Vinci, rien que cela ! Il n’en avait pas fallu davantage pour attiser sa curiosité. A l’idée de peut-être découvrir un nouvel indice caché, il avait immédiatement accepté.
Le lieu de rendez-vous se situe dans un quartier huppé du nord de Paris. Dominic sourit : il le sait, là-bas, c’est le fief d’un bon paquet de politiciens. Un bon paquet de riches…
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Entre les murs de l’hôtel « La Feuille de Neige », c’est l’effervescence. Comme une petite ruche, l’établissement bourdonne d’activité depuis déjà quelques heures pour préparer la soirée un peu spéciale qui commence bientôt. Ce soir, on accueille des invités Vip, et la Mère Gretz attend de ses filles qu’elles bossent à fond. Qu’elles soient parfaites.
Dans ce genre de soirées, les pourboires sont souvent généreux… en contrepartie, le risque de se retrouver face à des cons aussi, est plus généreux. C’est en suivant ce raisonnement qu’ Elena se prépare, ajustant ses bas, travaillant sa coiffure, vérifiant aussi la présence de son spray au poivre dans la petite table de nuit de sa chambre. Juste au cas où. Anabeth est déjà presque prête et aide une autre fille à s’apprêter, quand à Emi, radieuse dans sa tenue délicieusement suggestive, trépigne d’impatience.
Il est 21h30, et les premiers clients arrivent déjà, bien en avance. Le printemps fait souvent cet effet là aux hommes…
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Lorsque Dominic gare son bolide devant l’établissement, il comprend, et sourit encore davantage. Un club privé ? Sacré Enzo… Un hôtel de charme, tu veux dire. Sans hésiter, il se dirige vers l’entrée, ou un videur le stoppe et lui demande son carton d’invitation. Et bien, pas n’importe quel hôtel de charme, on dirait.
Le salon de l’hôtel est déjà bien rempli. Quelques jeunes femmes charmantes accueillent les invités, des couples se forment de façon très discrète, tout est impeccable, pour un peu, on jurerait un club privé tout ce qu’il y a de plus banal. Une musique jazzy vient parfaire l’ambiance tamisée des lieux. Balayant la pièce du regard pour repérer son contact, Dominic s’installe au bar, commandant pour la forme une flûte de champagne.
Très vite, une jolie créature s’installe auprès de lui. Emi, parée d’un sourire irrésistible et d’un professionnalisme à toute épreuve, déploie sur lui ses filets de séduction… qu’à peine troublé, il esquive sans se départir de son calme. On ne détourne pas Dominic lorsqu’il est en affaires.
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Comment ne pas apprécier la vue, lorsque l’on est tout là haut, que l’horizon de Paris la belle s’étale à vos pieds ? Comment ne pas se prendre à rêver lorsque devant vos yeux, au crépuscule, s’illumine la ville lumière ? Dans les nuances d’ombres des bâtiments, quand la Lune commence son règne nocturne, les points de lumière naissent un à un, offrant un spectacle qu’ Alex ne louperait pour rien au monde.
Ce soir, c’est une lumière inhabituelle qui attire son regard. Clignotante, alternant de rouge et de bleu, il ne tarde pas à reconnaître là un gyrophare de police. Et le véhicule, sous ce gyrophare, se stoppe. La curiosité est un bien vilain défaut à ce qu’on dit… mais peu importe. De toits en toits, acrobate, funambule parfois, Alex s’approche du gyrophare comme un papillon vers une flamme vive. Quitte à se brûler les ailes.
La voiture de police s’est stoppée devant un grand bâtiment de trois étages, une résidence visiblement luxueuse, juste à côté de deux autos d’un noir mat, luxueuses elles aussi. Le policier en uniforme qui descend côté passager, Alex le connaît bien. Victor. En revanche, il ne connaît pas les grands costauds qu’il interpelle à l’entrée de la résidence. La conversation semble tendue. A la stupeur du papillon juché là haut sur son perchoir, Victor se soumet mollement au chef des gorilles et entre dans le bâtiment, suivi de près par les inconnus, et le véhicule de police repart, sans lui. Quelque chose cloche, c’est évident.
Fonçant, à tire d’ailes, parcourant sans peine la jungle urbaine qui le sépare de son ami, Alex atteint rapidement le toit de la résidence et en brise un carreau au dernier étage, afin de voler à sa rescousse. Quitte à se brûler les ailes. Au vu des petits studios confortables qui s’étalent devant lui, aucun doute : il vient là d’entrer dans une maison close.
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S’il fallait dresser une liste des défauts d’Emi, la rancune n’en ferait pas partie. Elle, est restée au bar avec Dominic, lui servant d’agréable compagnie, faute de plus rentable… Inutile de décrire sa surprise lorsque entre dans le salon un policier en uniforme. Elle n’est pas la seule évidemment, un voile d’incompréhension et de malaise recouvre la pièce, lourd, opaque. Mais cela ne dure pas. A la suite du policier qui semble un peu groggy, entrent un homme large d’épaules, chauve, barbu, à l’aura qui force le respect, et ses quelques sbires, au gabarit physique semblable à celui de leur chef.
L’homme à l’aura attire bien vite toutes les curiosités, fascine, à tel point que la plupart des filles encore seules ne tardent pas à graviter autour de lui. Mais pas Elena. Pour elle, aucun doute : cette soirée est pour lui, et lui, il est pour elle. Il lui faut se démarquer alors, à l’inverse de tous ces papillons frêles, être la flamme vive qui attire en restant à distance, inaccessible. Tendre son piège, et attendre.
Pour Dominic non plus, aucun doute : cet homme, c’est celui qu’il attend, et c’est avec assurance qu’il s’en approche afin d’effectuer la transaction. Mais le piège d’Elena s’est déjà déclenché. Ignorant totalement le jeune porteur de mallette, l’homme n’a plus d’yeux que pour elle, et s’en approche. « Etes-vous prise, ce soir ? » Aucune fioriture… Très bien alors, aucune fioriture en retour. « Cela dépend de vous. »
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Ayant trouvé, par un hasard frôlant le miracle, une veste d’homme plus habillée que sa tenue de parkour dans un des studios de l’étage, Alex descend l’escalier, tâchant au mieux de se fondre dans le décor. Il y croise, en sens inverse, une jeune femme suivie d’un homme d’une impressionnante carrure, tout deux sans doute en route vers d’agréables ébats tarifés. Elle est consciente – autant que lui – qu’il n’a rien à faire là. Il baisse la tête, elle fait de même. Dans un monde de non-dits, de mensonges, de belles illusions sociales, se taire est parfois la meilleure des options.
Arrivé en bas, dans le salon, Alex repère immédiatement Victor, devenu pantin dénué de volonté, jouet amorphe d’une des brutes d’un peu plus tôt. Les autres brutes sont tout aussi turbulentes, l’un est aux prises avec le vigile, les autres sont occupés à harceler les filles… Un assaut frontal, sûrement pas. Papillon oui, mais pas suicidaire, Alex s’approche d’un jeune homme seul, accoudé au bar, qui répond au nom de Dominic. Surveillant Victor du regard, il entame un échange de banalités désolantes avec son compagnon de malchance.
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Comment déchiffrer, dans ces yeux de glace, dans cette absence de sourire, les attentes de l’homme ? Un homme fort, dominant, cela laisse deux possibilités : se soumettre, ou s’opposer. Se soumettre, choix facile. Trop facile. Pourquoi se payer les services d’une femme pour quelque chose d’aussi simple ? S’opposer, alors.
C’est donc en dominatrice qu’Elena entreprend de déshabiller l’homme qui s’apprête à partager sa couche. Il semble d’abord peu réceptif… jusqu’à ce que, comme lassé d’attendre, il prenne le dessus avec force, mais sans violence, la maîtrisant sans peine. Alors que ses lèvres glacées parcourent ses bras nus, subitement, inexplicablement, elle perd pied. Terrassée par un plaisir aussi immense qu’imprévisible, Elena n’a que le temps d’apercevoir le visage de l’homme, ses yeux de glace vrillés dans les siens, et ses lèvres maculées de rouge, avant de sombrer dans le néant de l’inconscience.
Une.
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A l’étage au dessous, on est loin de se douter de la scène macabre qui a lieu, et pour cause : la situation dégénère. Le vigile est à terre, le policier est en mauvaise posture, violenté à présent par une brute qui semble avoir éliminé « retenue » de son arsenal linguistique. Pour Alex c’est trop, il se lève, et jette au visage de l’agresseur le contenu de son verre. Quitte à se brûler les ailes.
Et l’incendie démarre, effectivement. D’un coup de coude d’une violence inouïe, la brute frappe au visage, disloquant la mâchoire de son infortuné, impuissant adversaire, sans lui laisser la moindre chance de répliquer. Un liquide rouge voile les yeux d’Alex. Juste avant de perdre connaissance, il lui semble apercevoir la brute penchée sur lui, léchant de son visage le sang, improbable tableau au milieu de la panique générale. Un sentiment de plénitude l’envahit, une légèreté, un détachement progressif, comme si son esprit s’envolait, libre de contrainte, libre de corps, vers une autre flamme vive. Et puis, plus rien, ses yeux se ferment. Le noir, après le rouge.
Deux.
Dominic assiste stupéfié à ce spectacle atroce. On dit que lorsqu’on est en plein danger, le cerveau reptilien prend le dessus, révélant la nature profonde de l’homme afin qu’il sauve la seule chose qui compte au-delà de tout, sa propre vie. Ainsi, il approche de l’une des brutes, et tente de négocier le contenu de sa mallette contre son départ et celui de tous les sbires. Au diable Enzo, au diable les affaires. Vivre, survivre, plus important que tout.
Tentative héroïque, sans doute. Stupide, peut-être. Qui sommes-nous pour en juger ? Tentative qui, toujours est-il, sera sans succès, puisque la brute, forçant sans mal le cadenas de la mallette pour en vérifier le contenu, s’en prend alors à son propriétaire.
Le craquement de ses côtes brisées, la douleur, l’horreur auront raison de Dominic. Ses yeux se ferment sous les coups nombreux de son adversaire, et dans un dernier soupir, la vie quitte son corps meurtri, son âme rejoignant ce lieu, nul ne sait où, où vivent ceux que l’on pleure.
Trois.
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Les yeux d’Elena s’ouvrent sur un monde identique, et pourtant tout lui semble différent, confus. La chambre est sens dessus dessous, elle y est seule à présent. La lumière des lampes, pourtant rare et tamisée, lui apparaît bien trop forte, trop intense, la forçant à plisser les yeux. Le silence la frappe : plus de musique, les rires se sont éteints. Seul bat à ses oreilles un rythme sourd, rapide, comme un battement de cœur affolé… Est-ce là le son des aiguilles de l’horloge, est-ce le cœur du temps ? Et quelle est cette faim nouvelle qui la tenaille, immense, irrésistible ?… Poussée par un instinct incontrôlable, elle se lève et se dirige, silencieuse, vers l’odeur ambrée qui l’attire invariablement vers l’étage inférieur.
Dans le salon, Dominic ouvre les yeux au même moment, éveillé par cette même faim. Sur lui un corps gît inerte, celui d’une jeune femme qui ne se réveillera jamais plus. Alors qu’il se relève lentement, sur un sol rendu glissant et teinté de rouge, le carnage se révèle à lui : c’est désormais la mort qui peuple ce lieu qui un peu plus tôt bourdonnait de vie. Plus rien ne bouge, excepté Alex qui se relève un peu plus loin et semble dans le même état que lui. Les brutes ont disparu, Victor aussi est aux abonnés absents.
Suivant le parfum ambré et le battement sourd, Elena entre dans le salon, découvre horrifiée les corps sans vie de celles qui étaient ses amies, ses collègues, sa famille. Battues à mort, agressées, toutes massacrées. Toutes, à l’exception d’Emi, qu’à force de recherches désespérées elle finit par trouver tétanisée derrière le bar, recroquevillée au sol. Douce Emi, pauvre fille, si… appétissante, de laquelle émane cette fameuse odeur ambrée, depuis le liquide rouge qui suinte d’une estafilade sur le bras.
Résister, ou céder à l’inhumanité ? Elena et Alex se refusent à l’horreur, et tentent de maîtriser Dominic qui semble perdre le contrôle de lui-même. Le battement sourd est si fort, il nargue, il appelle. Tout semble s’accélérer.
Sur ces entrefaites, un homme entre dans l’établissement. Grand, barbu, vêtu d’un grand manteau trop chaud, trop couvrant pour la saison, Gassan s’avance enjambant un cadavre, puis un deuxième.
« Putain, les cons… »
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La nuit est tombée sur la banlieue parisienne et sur l’hôtel « La Feuille de Neige ». Il fait doux, le temps est clément en ce début de printemps. Mais pour trois êtres, la nuit est tombée, pour toujours.
Une, deux, trois. Qui ne verront plus jamais de Soleil.
Préludes à la Non-vie de Elena, Dominic et Alex. |