
Seul le bruit des sabots des montures rompait le silence pesant qui s’était installé. Ils avaient depuis longtemps quitté la route, et désormais chevauchaient sur un fin sentier de terre. Bientôt, il leur faudrait continuer à pied tant le chemin était étroit.
Roc, le compagnon de l’Alliance, était parti de son côté en direction de Foix afin d’y trouver un refuge et un nouveau gagne-pain. Il ne restait que Gaubert et Astrid, en route vers les grottes de Bétharram guidés par Grimgroth, l’ancien maître de leur Alliance.
Le jeune Mage du Flambeau avait le cœur empli de doutes. Ses certitudes avaient été profondément ébranlées par les paroles de Grimgroth, ainsi que par celles d’Astrid. Son amie avait tant changé… il secoua la tête. L’heure n’était pas à se laisser distraire. Grimgroth était un Mage puissant, et il lui fallait s’en méfier. Déjà, il avait remarqué la rapidité et la discrétion avec lesquelles le Tremere était parvenu à guérir de ses blessures : des flèches plantées dans son dos par Roc, il ne restait désormais plus nulle trace alors qu’Astrid peinait et souffrait toujours de celle qui était venue se ficher dans sa cuisse.
Astrid n’était pas dupe. Elle était parfaitement consciente que Grimgroth prenait volontairement des détours inutiles, retardant leur arrivée à destination. Elle n’en fit pas part à Gaubert et se contenta de fixer l’ancien Maître d’Alliance pour lui signifier qu’elle avait compris. Il détourna simplement le regard, gardant le silence.
Finalement, c’est au beau milieu des Pyrénées que leur objectif leur apparut. Il y avait là une grotte aux airs de gueule monstrueuse, béante, sombre, dans laquelle Grimgroth pénétra sans une once d’hésitation, immédiatement suivi des deux Mages. A l’intérieur l’obscurité était maître, et Gaubert dut magiquement éclairer les lieux afin qu’ils puissent voir. L’humidité forte laissait à croire qu’il s’agissait d’une rivière souterraine il y a longtemps asséchée, et ça et là, des stalagmites venaient parfaire l’illusion d’entrer dans la gueule d’un monstre aux dents pointues.
Et puis soudainement, un picotement dans la nuque, une sensation inhabituelle, dérangeante… ils comprirent rapidement : ils venaient de traverser la paroi invisible séparant le réel d’un Rego Infernal.
Tâchant au mieux de réfréner son inquiétude, Gaubert s’interrogea à voix haute.
« Qu’est-ce qui nous attend plus loin ?
- Des réponses. »
C’était Astrid qui lui avait répondu, d’une voix ferme et assurée, aussi assurée que ses gestes, mue d’une détermination à toute épreuve. Lorsque Gaubert chercha Grimgroth du regard, il ne le trouva pas. Le Tremere s’était évaporé. Au moment où il réalisa cette absence, un lourd bruit métallique retentit, celui d’une herse qui s’abaissait derrière eux, les emprisonnant dans la grotte. Le lieu se révéla alors tel qu’il était réellement sans l’illusion puissante qui en masquait la vue aux vulgaires et importuns.
C’était un temple de grande taille, un Sanctum sans doute, si grand qu’il pouvait accueillir une Alliance entière de Mages. Aux murs, des torchères éclairaient des tentures et fanions ornés du blason de la maison Tremere. Au centre de l’immense pièce, un puits très large et luisant d’une étrange lumière bleutée était surmonté d’un énorme cube d’or en lévitation. Ciselé de glyphes dans une langue inconnue aux deux jeunes Mages, entouré de deux anneaux faits d’or eux aussi, il tournait paresseusement sur lui même en flottant dans les airs, certainement animé par un puissant sort. Ni Astrid ni Gaubert n’avaient jamais rien vu de tel. Le lieu aurait pu être magnifique, s’il n’y avait pas eu, ça et là, de nombreux monceaux de cadavres plus ou moins décomposés gisant au sol…
Il y avait aussi le long du mur de droite trois hommes figés, recouverts de chaînes, une expression terrifiée imprimée sur le visage. Ceux-là étaient vivants, mais immobilisés sous l’emprise d’un sortilège puissant. Alors qu’Astrid avançait toujours aussi déterminée en direction du cube, et que Gaubert se dirigeait vers les trois hommes, une voix profonde, puissante, résonna directement dans leurs esprits.
« Qu’avez-vous eu l’audace de venir chercher ici ? »
« Des réponses. », annonça Gaubert.
« Intégrer le Cercle Rouge. », pensa Astrid.
De l’autre côté de la pièce, derrière une herse semblable à celle qui bloquait l’entrée, un homme se matérialisa. Grand, auréolé d’une aura de puissance indéniable, il fixait les jeunes Mages du regard avec calme. A ses côtés, Grimgroth était réapparu et se tenait légèrement voûté, visiblement intimidé.
« Des réponses… et bien, c’est vôtre ancien Maître qui vous les apportera. »
D’une voix légèrement rauque, Grimgroth prit alors la parole. Il expliqua à Gaubert et Astrid les principes des Mages du Cercle Rouge, qui refusaient de se limiter aux trois Rego autorisés par l’Ordre d’Hermès et puisaient volontiers dans la puissance du quatrième, le Rego Infernal. Il leur expliqua brièvement comment cette décision leur avait valu le bannissement et la traque. Hochant la tête, l’autre homme reprit.
« Il est stupide de limiter son pouvoir. Les Mages Hermétiques qui ont décidé cela sont faibles et craintifs. Ils ont peur. Et vous, avez-vous peur ? »
« Jamais de la vie ! », fanfaronna Gaubert. « Non », répondit calmement Astrid. Elle fit un geste en direction des trois pauvres prisonniers, toujours figés dans leur expression de terreur.
« Et eux, pourquoi ont ils peur ?
- Ils ont peur parce qu’ils ont échoué. Ils sont venus ici pour mener un combat perdu d’avance. Un peu comme vous… »
Astrid secoua la tête, serra les poings, et haussa le ton. Elle était prête, et en était convaincue. Elle avait lu le manuscrit du Signe Rouge, elle en avait déchiffré le sens, et son esprit s’était imprégné de la noirceur infernale dont il y était question. Depuis ce jour, elle n’avait fait qu’attendre le bon moment où enfin, elle pourrait prouver qu’elle était digne de devenir un membre du Cercle Rouge. Gaubert tenta de la raisonner, mais cinglante, elle lui rétorqua que son ancien Maître avait fait le bon choix, lui.
Piqué en plein cœur par ces mots, Gaubert se retourna rouge de colère vers la herse de l’entrée et de toute sa puissance, réveilla un brasier pour en faire fondre les barreaux qui les privaient de leur liberté. Rien ne se passa.
« Il est vain de fuir… »
Toujours aussi calme, l’homme souriait à présent, dévoilant des dents blanches comme la mort, aux canines anormalement longues.
Soudain l’un des trois prisonniers se mit à hurler de terreur, les yeux révulsés, le regard tourné vers le puits dont émanait toujours la lumière bleutée. Alors qu’Astrid s’approchait du malheureux, elle entendit un autre des prisonniers tenter de dire quelque chose. Elle s’approcha davantage pour comprendre ce qui n’était qu’un chuchotement.
« Monstre… dans le puits… vouivre… FUIS ! »
Elle n’eut le temps de prévenir Gaubert, qui quand à lui s’était approché du puits pour regarder à l’intérieur. Lorsqu’il repéra la bête remontant le conduit à une vitesse inouïe, il tira par réflexe une boule de feu sans sommation. Elle toucha sa cible mais ne l’abattit pas, et alors qu’elle surgissait hors du puits, le Mage du Flambeau dérapa, ne se rattrapant qu’in extremis d’une chute – sans doute mortelle – au fond du puits.
Face au monstre ailé aux écailles épaisses, Astrid tenta le contrôle mental, sans succès. Peut-être la bête était-elle trop puissante ? Toujours est-il qu’énervée, elle fondit sur la jeune femme pour en faire son festin. Astrid parvint à esquiver les crocs acérés et porta un coup désespéré à la bête avec sa dague, la blessant légèrement.
L’emprise du sort sur les trois prisonniers s’atténuait progressivement, et celui situé au milieu, un Mage de la Maison Ex-Miscellanea dénommé Baruch, semblait retrouver rapidement ses capacités. Il se métamorphosa quelques secondes en oiseau, juste le temps de faire choir au sol les chaînes qui le retenaient captif, puis procéda de la même façon pour libérer l’un de ses compagnons d’infortune. Mais alors qu’il allait faire de même pour le troisième – qui criait toujours – celui-ci fut happé par la vouivre qui l’emporta dans les airs entre ses serres.
Gaubert était parvenu à se hisser hors du puits. Réalisant que la vouivre avait capturé une proie et s’apprêtait à plonger de nouveau dans son antre, il créa magiquement un couvercle de roche dans l’ouverture du puits pour la retenir, et la bombarda à nouveau de flammes. La bête se heurta à la roche et de surprise, aveuglée par le feu, relâcha le malheureux prisonnier de ses griffes. Elle semblait confuse, grattant le sol, et Astrid profita de l’occasion pour tenter à nouveau d’asseoir son emprise magique sur son esprit. A nouveau sans succès. Résignée, elle changea sa stratégie et matérialisa une illusion d’une vouivre plus grande encore, à l’attitude dominante. Cela fonctionna puisque la bête réelle fila se terrer dans un coin, se cachant craintivement sous ses ailes.
L’homme derrière la herse, désormais seul – Grimgroth avait en effet de nouveau disparu – ne loupait pas une miette du spectacle qui se déroulait devant ses yeux. Presque simultanément, deux cris fusèrent.
D’abord, celui de Gaubert, dirigé vers Astrid : « Tu veux rejoindre ces gens qui essaient de nous tuer ? »
Puis, celui de Baruch : « TREMERE ! Viens donc nous affronter toi-même ! »
La révélation créa un choc : Tremere, le Mage Fondateur dont parlent les légendes, était sensé être mort depuis bien longtemps… La stupeur passée, c’est avec une ferveur redoublée qu’Astrid s’approcha du puissant Mage, sortant le manuscrit du Signe Rouge de sa sacoche pour le lui remettre.
Les tentatives d’empêcher la jeune femme de parvenir à ses fins fusèrent immédiatement. Gaubert tenta d’abord d’immoler Tremere avec sa puissante magie de feu, mais ce fut sans effet tant sa Parma Magica était grande. Il reporta son attaque sur le manuscrit, mais là encore, ne parvint pas à abattre les protections qui l’entouraient. Barush, cherchant à lire les pensées de la Merinita afin d’y comprendre ce qu’elle cherchait à accomplir, se heurta à l’opacité de son esprit, acquis depuis son contact avec l’Infernal.
Imperturbable, obnubilée par son objectif, Astrid continuait d’avancer. Elle s’adressa directement à Tremere :
« Je peux vous donner ce manuscrit, à la condition qu’en échange, vous m’enseigniez la magie des ténèbres infernales.
- Oui. C’est possible. »
Le doute n’était plus possible désormais. Exhorté par Baruch, le Mage qu’il avait libéré plus tôt tenta de stopper la jeune femme à l’aide de runes, créant une barrière de stalagmites de glace entre elle et son interlocuteur. Simultanément, Baruch instilla magiquement à Astrid un sentiment de dégoût envers Tremere. Confuse, hésitant entre sa détermination et son aversion nouvelle, elle stoppa son avancée et Gaubert profita de l’occasion pour arracher le livre de ses mains.
Le regard qu’elle tourna alors vers lui, chargé de noirceur, était sans équivoque. Implacablement, elle prit le contrôle de sa volonté et le réduisit à l’état de marionnette, le forçant d’abord à lui rendre le livre, puis à foncer sur le Mage aux runes afin de briser sa concentration.
Prenant la forme d’une brume de ténèbres, Tremere traversa la herse sans difficulté puis reprit forme humaine et avança, calmement mais résolument, vers celle qui tenait le fruit de son désir. Baruch sut qu’il était le dernier rempart pour éviter la catastrophe. Il se jeta entre elle et l’ennemi, tentant le tout pour le tout. La réaction d’Astrid fut cinglante :
« Écarte-toi.
- Non ! Je fais ça pour ton bien… Le dernier qui a voulu le rejoindre n’est jamais réapparu !
- IL SUFFIT. »
Cette dernière phrase, puissante, glacée, résonna dans leurs esprits. Et tous se retrouvèrent soumis au Mage Fondateur. C’était l’ordre d’un Roi, d’un Maître, auquel on n’a d’autre choix que d’obéir, pour lequel on donnerait sa vie et bien plus encore afin de satisfaire les désirs.
Et lorsqu’il tendit la main vers la jeune Merinita, elle y déposa docilement le manuscrit du Signe Rouge.
Tous reprirent conscience à l’extérieur de la grotte, en proie à l’incompréhension. Comment s’étaient-ils retrouvés là ? Dans leurs têtes, un rire sardonique résonnait, de plus en plus lointain.
L’incompréhension laissa brutalement place à la colère… Astrid hurla, réalisant qu’elle avait été trahie. Mais sa réaction fut minime comparée à celle de Gaubert : il explosa d’une rage incontrôlable et toute sa puissance de feu se déchaîna, à l’emplacement où devait se trouver la herse. A l’emplacement où se trouvait également la responsable de ce fiasco.
Le brasier, mortellement incandescent, s’éleva en quelques secondes ôtant la vie à la jeune femme.
Le Mage du Feu était tombé à genoux, les yeux clos. Soutenu par Baruch et son comparse, il s’était relevé lentement, et était allé récupérer le corps sans vie de celle qui avait été son amie, sans dire un mot. Refusant farouchement leur aide, il avait creusé le sol afin de lui offrir une sépulture.
Les trois Mages se remirent péniblement en chemin. Derrière eux, au sommet d’un bâton de marche planté dans le sol, une flamme éternelle projetait sa douce chaleur et sa lueur dansante sur une pierre tombale gravée de quelques mots.
Ci-gît Astrid
Son esprit fut consumé par les Ténèbres
Puisse son corps reposer à jamais dans la Lumière |