
Journal d’ Astrid
Printemps de l’An de Grâce 1213,
Bastion de Montségur
Un étrange calme perdure depuis quelques jours – deux, peut-être trois, j’ai perdu le compte.
Les chevaliers de Mercure de Sallaste sont fébriles, ils attendent l’inévitable tempête. Ils sont prêts à tenir leur serment et défendre le fort de Montségur, et pourtant ils sont inquiets… malgré les efforts de Constance de Toulouse qui tente patiemment de leur remonter le moral à l’aide de sa musique, et malgré la présence de son escorte de guerriers bien entraînés pour renforcer la défense, l’idée d’affronter l’armée de Simon de Montfort effraie les hommes du Seigneur de Péreille. Il faut dire que les rumeurs vont bon train dans le fort : une fois on raconte que l’ennemi possède une escorte de plusieurs démons, une autre fois on entend dire que lui même en est un. Superstitions de vulgaires, j’imagine. Oh oui, il est des démons en ce monde… mais ils n’y entendent rien.
Seul Mercure semble confiant : il martèle à qui veut l’entendre que le bastion est imprenable, tant il est inaccessible. Les sentiers escarpés qui y mènent, actuellement parcourus par les files de villageois convaincus par Gaubert de venir se réfugier entre les murs protecteurs, sont bien trop étroits, trop sinueux pour laisser passer une armée, répète-t-il.
Les éclaireurs cathares sont de retour, porteurs des nouvelles de l’avancée de l’avant-garde ennemie. Raymond de Péreille nous a fait mander dans la tour et je m’apprête à m’y rendre, dès que Gaubert sera prêt. Jeanne a poliment décliné l’invitation : se refusant fermement à la violence, elle ne compte prendre part à la guerre qu’en restant au bastion auprès du médecin pour soigner les blessés. Douce amie… un jour, tu apprendras toi aussi que la violence et la noirceur sont des outils à ne pas négliger.
Le Seigneur de Péreille avait convoqué plusieurs notables dans la tour. Étaient présents Mercure de Sallaste, Constance de Toulouse, ainsi que Themistocles, un homme aux longs cheveux gris, barbu, qui se présenta comme officier stratège de la Mage Jerbiton.
Nous apprîmes ce que les éclaireurs avaient rapporté, et l’information fut des plus inattendues : l’avant-garde de Simon de Montfort était proche, une journée de marche tout au plus, et était composée de trois-cent hommes et femmes en piteux état, dépenaillés, affamés, épuisés et fort mal armés. Mercure se demanda tout haut ce qui pouvait bien tenir ces gens debout, et ce fut Themistocles qui répondit avant que je ne puisse le faire, confirmant mes pensées.
« La peur. C’est la peur qui pousse ces malheureux en avant, celle de Simon de Montfort et de ses démons. »
Lorsqu’il mentionna les démons, je fus surprise. Comment un officier stratège, un homme visiblement plein de sagesse, pouvait-il accorder du crédit aux rumeurs ?
Je n’eus que le temps de suggérer que nous effrayions encore davantage les ennemis afin qu’ils s’en retournent d’où ils venaient, avant que Mercure ne me coupe la parole afin d’exposer sa stratégie : retarder au maximum l’installation des troupes ennemies, attaquer par surprise afin de les désorganiser. Gaubert argua dans son sens, proposant de couper l’accès au village de Péreille – à sa façon – pour que l’ennemi ne puisse s’y établir. J’ajoutai également que si l’avant-garde venait à pénétrer la grande forêt, elle s’en verrait fortement ralentie. Raymond de Péreille me demanda s’il serait judicieux d’y cacher les troupes alliées, mais je l’en dissuadais.
« J’ai créé là-bas un piège mortel pour tout être humain. »
Themistocles parut intéressé par cette affirmation, pour une raison que j’ignore. Il me fixa du regard quelques instants, je soutins ce regard sans ciller. Le Seigneur de Péreille sortit alors, accompagné de Mercure et de Constance, nous laissant seuls Gaubert et moi avec Themistocles.
Celui-ci prit alors la parole et nous expliqua connaître notre véritable nature. Il avait été formé en partie par la Mage Jerbiton, mais ne possédait lui-même le Don. Il se décrivit davantage comme un Philosophe. En revanche, le monde magique ne lui était pas inconnu et il nous fit part de son savoir sur les démons.
« Ces créatures de la nuit, que les hommes nomment démons, se nomment en vérité Damnés. Ils sont d’une grande puissance, et pourraient sans peine atteindre le cœur du bastion sans que nul ne le sache, pas même les mages. Je sais de source sûre que Simon de Montfort est accompagné de tels Damnés. Il est une âme torturée, dangereuse, capable des pires ravages et monstruosités. Je l’ai vu… à Toulouse. »
A trois, nous peaufinâmes notre stratégie. Gaubert suggéra d’aller dès le lendemain à l’aube préparer de quoi allumer des feux sur la route des ennemis, afin de semer la panique dans leurs rangs. Themistocles approuva cette idée, proposant également de saper le campement ennemi de l’intérieur, si finalement il s’avérait qu’ils parviennent à s’installer. Il se déclara partisan d’une attaque à la nuit tombée, car cela donnait l’avantage aux défenseurs, qui connaissaient mieux le terrain.
Au terme de cette discussion fructueuse, nous sommes redescendus de la tour, la nuit était déjà bien entamée. Themistocles est sorti, il a dit vouloir repérer les environs du fort, de nuit. Une idée bien étrange, mais soit… Gaubert et moi avons décidé d’aller trouver du repos, puisque tout se jouera demain. Nous venons seulement de rejoindre notre logement. Je tombe de fatigue, mais je me devais de terminer ces lignes.
Dès l’aube, nous nous sommes mis en route avec Gaubert – sans Themistocles, qui était introuvable – afin de préparer les obstacles. Le village en bas était désert et Gaubert s’en trouva satisfait : il était donc parvenu à convaincre suffisamment les villageois de se mettre à l’abri du danger. Et cela nous facilitait d’autant la tâche, puisque nous pûmes créer magiquement plusieurs pièges à déclencher à l’arrivée de l’ennemi à distance respectable du village. Avec brio, Gaubert rendit le sol de la route collant comme un marécage, tandis que je formais plusieurs grands bûchers de bois mort autour de la route, prêts à s’enflammer à l’étincelle qu’il provoquerait. Ahriman se matérialisa et me regarda faire, ses petits yeux de ténèbres semblant approuver mes actes, avant de s’éclipser à nouveau.
Nous sommes de retour, et au grand bonheur de mon compagnon, le repas est bientôt servi. Toujours aucune trace de Themistocles…
La suite du récit manque au journal d’Astrid : en milieu d’après-midi, elle était allée prendre du repos en prévision des évènements suivants. Les vigies sonnèrent l’alerte, repérant les premiers mouvements de l’avant-garde à l’horizon. Gaubert se mit immédiatement en chemin, seul, pour se rendre auprès des pièges et les activer. Les effets furent immédiats : plusieurs chariots se retrouvèrent embourbés, et les bûchers générèrent la panique parmi les hommes de Simon de Montfort. Malheureusement, le Mage du Flambeau fut repéré et dut battre en retraite dans le sous-bois qui précédait la grande forêt. Encerclé, il tenta un coup de bluff, hurlant aux ennemis que le reste des troupes se cachait dans la forêt. Sa tentative se solda d’un succès : quelques soldats se rendirent dans la forêt, armes brandies, tandis que les autres arrêtaient Gaubert.
Et puis, tout alla très vite. Un hurlement de loup à glacer le sang retentit, immense, comme une déclaration de guerre. Dans toute la vallée, dans les murs de Montségur, ce hurlement résonna, si fort et si annonciateur de danger qu’il réveilla un instant celui qui dormait profondément dans le fort, Themistocles.
Les rares survivants qui ressortirent de la forêt étaient ensanglantés et hagards, ce qui provoqua une débandade pire encore que les pièges magiques. La panique générale permit à Gaubert de prendre la fuite, ignorant ses blessures, il courut jusqu’à regagner le fort.
Évidemment, nul dans le bastion ne sut ce qui s’était réellement déroulé. Gaubert inventa un récit crédible pour expliquer les brasiers, et cela suffit aux hommes de Péreille, qui acclamèrent en héros l’auteur de cette première victoire temporaire.
Sur les conseils de Themistocles, et grâce à la persuasion d’Astrid, le Seigneur de Péreille avait accepté que l’attaque sur l’avant-garde se déroule à la nuit tombée. Tout était prêt.
C’est l’effervescence au fort. L’avant-garde a finalement progressé jusqu’à atteindre le village de Péreille peu après le coucher du soleil, et contrairement à ce dont nous nous serions attendus, aucune tente n’est montée, aucun campement n’est installé. Les assaillants se préparent au combat.
Alors nous nous préparons de même. Notre bataillon se compose d’une trentaine de soldats seulement, parmi lesquels on note Mercure, Themistocles, et un Gaubert impatient de montrer de quel bois il se chauffe. Le Seigneur nous a fait préparer des armures de cuir légères afin de ne pas être encombrés dans nos mouvements.
Je peine à réaliser que la guerre est à nos portes. De plus, notre sous-nombre joue en notre défaveur… mais je crois que j’ai une idée.
La troupe passa les portes et s’avança sur le sentier sinueux vers le village. Les soldats étaient silencieux, à l’exception de Themistocles qui contait ses guerres passées, d’une voix calme. Astrid saisit cette occasion, profitant que les hommes soient distraits, pour prendre un peu de distance avec le groupe. Une fois certaine d’être à distance suffisante pour ne pas être entendue, elle incanta, créant l’illusion d’une troupe plus nombreuse pour déstabiliser les troupes ennemies.
Finalement, les armées se rencontrèrent et le combat fit rage.
La puissance du sang de Damné de Themistocles – car il était de ceux-là qui craignent le soleil et se nourrissent de sang – lui permit de se renforcer physiquement, c’est avec une puissance surhumaine qu’il attaqua l’ennemi. Astrid, placée en défense avec ses sorts, n’en menait pas large et fut rapidement blessée. Gaubert quand à lui se retrouva aux prises avec de féroces chiens de guerre. Une partie des assaillants battait en retraite dans la forêt mais malgré tout, le combat était mal engagé. D’autant plus que Themistocles repéra un Damné parmi les ennemis, au même moment qu’Astrid et Gaubert y repérèrent une Mage.
Themistocles eut tout juste le temps de prévenir Gaubert de la présence du Damné avant que le projectile d’une catapulte ne s’abatte – il l’esquiva d’un cheveu. Tous deux se jetèrent à son contact afin de le combattre. Il n’était pas étranger au Philosophe, qui reconnut Crépin de Beaumont, le bras droit de Simon de Montfort. Combinant leurs forces, Themistocles figea le démon du regard afin que Gaubert parvienne à planter dans son cœur la lame de son épée rendue brûlante par magie. Crépin ne mourut pas pour autant : il fallut l’intervention du Philosophe, qui planta un pieu de bois à l’emplacement où la lame du mage avait percé, pour qu’enfin Crépin s’affaisse et ne bouge plus.
Dans le même temps, et voyant bien qu’elle était inefficace dans la mêlée, Astrid s’était faufilée, esquivant au mieux les lames et récoltant quelques estafilades supplémentaires, jusqu’à la Mage. D’un sortilège puissant, elle la plongea dans un profond sommeil afin de l’empêcher de nuire aux soldats de Péreille et à ses compagnons. Elle repéra alors un second Mage, un homme cette fois-ci, occupé à s’auréoler de feu. Une barrière magique, sans doute. Gaubert l’avait repéré aussi, et s’efforçait à présent de s’en approcher afin d’abattre cette barrière.
Soudain le temps sembla se figer de nouveau, sous l’effet du même fantastique hurlement de loup qu’un peu plus tôt, très proche. Depuis le sous-bois surgirent deux immenses créatures lupines, qui se jetèrent sur les malheureux soldats les plus proches et les déchiquetèrent en un instant. Les ennemis comme les alliés furent pris d’une telle panique qu’ils commencèrent à courir dans n’importe quelle direction, pour fuir cette nouvelle menace.
A l’inverse, Astrid était très calme. Les lycanthropes lui faisaient à présent face, grondants, crocs sortis. Elle dirigea sa force magique jusqu’à leur esprit afin de les plier à sa volonté, et orienta leur courroux vers le Mage de feu ennemi. Celui-ci n’eut pas le temps de réagir : simultanément son aura tomba, détruite par Gaubert, et les griffes des monstres le réduisirent en une charpie sanglante dont ils commencèrent à se repaître.
Themistocles recula. Devant la puissance à la fois des Loups et des Mages, lui, vampire millénaire, ne faisait pas le poids, il le savait. Il hurla pour ordonner la retraite des troupes alliées puis il chargea le corps de Crépin sur son épaule, interrompant Gaubert occupé à inspecter le cadavre de cet ennemi qui n’était pas humain, et se retourna pour remonter au fort.
Astrid ramassa la dague ensanglantée de la Mage endormie et en admira la fine lame ciselée, avant de la planter dans le cœur de sa propriétaire. L’acte était cruel, on aurait pu faire d’elle une prisonnière, mais Astrid n’en avait cure. Les loups continuaient de se repaître du corps de l’infortuné Mage, et les hommes couraient en tous sens pour se mettre à l’abri. Le combat était visiblement terminé.
Je ressortis la dague du cœur de mon ennemie et l’essuyais sommairement sur ma tunique. Mon acte l’avait chargée de noirceur, et cela n’était pas pour me déplaire.
C’est en me relevant que je le vis, Terre-Nouvelle le loup Alpha, à la lisière de la forêt. Sous la lumière de la lune, son pelage d’argent lui donnait un air de noblesse que je n’avais pas remarqué à notre première rencontre. Je m’approchais de lui, et nous échangeâmes ces mots.
« Tu vois, Loup. Je t’avais prévenu.
- Et bien moi, je te préviens à mon tour. Désormais, et ce pendant deux lunes, les hommes, femmes et enfants de votre rocher pourront circuler au travers de ces bois. Les autres tomberont sous nos griffes.
Sache, jeune fille, que le Ver est présent parmi vous, et que si des créatures comme cela osent s’approcher de mon territoire… je reviendrai sur ma parole et empêcherai quiconque d’y pénétrer. »
Je tâchai de ne pas laisser paraître mon incompréhension face à ces paroles. Qu’était le Ver ? Pourquoi me désigna-t-il Themistocles au loin avec haine – à moins qu’il ne s’agisse du corps qu’il transportait ? – lorsqu’il parla des créatures ?
Je m’inclinai et le remerciait, consciente qu’il m’accordait une faveur, bien que teintée de menace. Et alors que l’Alpha repartit dans sa forêt accompagné de ses loups, je sentis la main de Gaubert sur mon épaule, me pressant pour que nous rentrions au fort de Montségur.
Nous traversâmes le charnier pour rejoindre les murs du bastion. Nous fûmes acclamés en héros, les quelques prisonniers furent prestement conduits dans les geôles et le cadavre de Crépin fut déposé dans les oubliettes par un Themistocles visiblement soucieux. J’appris pas la suite qu’il avait indiqué à Dame Constance la présence de nombreux Garous dans la forêt, la priant de quitter les lieux « avant qu’il soit trop tard ». Elle avait refusé.
Ma tête est emplie de questions auxquelles il me faudra trouver les réponses. Mais avant cela, il nous faut nous reposer et nous préparer à accueillir comme il se doit l’armée de Simon de Montfort.
Aujourd’hui, nous avons vaincu une tempête. Demain, il nous faudra vaincre l’ouragan.