
24 Avril 2020
L’espace d’une seconde, je n’entends plus rien. Je ne vois plus rien non plus, tous les sens mis sous l’éteignoir. Tout est noir, tout est vide. Le néant m’a happé tout entier le temps d’un battement de cœur. Comme si une image avait été ôtée de la trame de la vie. Comme si le conteur avait retenu son souffle.
Puis l’umbra trembla.
Une secousse terrifiante. Le goulet vibre, créant une onde de choc entre les deux faces de la réalité. Un galet tombe dans l’étang. La frontière entre le royaume spirituel et le tellurien a été profanée. C’est la première fois que je ressens cela. Le fait même qu’un tel outrage soit possible me donne la nausée. Si je ne comprends pas ce qui vient de se passer, je sens dans mes tripes que l’heure est grave. Le premier sceau de l’Apocalypse est rompu.
Par le lien mystique qui nous unit, je suis contacté par Audric : oui, je suis en vie, oui je vais bien. Idem pour la Mord-Dorée. L’évènement a été suffisamment puissant dans le monde des esprits pour être ressenti dans le réel par des créatures duales comme nous, les gardiens de Gaïa.
Depuis son retour au Sept, notre alpha s’échine à obtenir du matériel pour le combat à venir. Il est en pleine conversation avec Lakos, l’intendante, lorsque la secousse se fait sentir. Instinctivement et en un instant, il prend sa forme naturelle de Crinos et hurle en vain le rappel de sa meute. Après quelques échanges rapides et inquiets avec Lakos, il utilise un miroir accroché au mur pour passer dans l’umbra. Il y invoque Harfang, l’esprit-Chouette qui nous guide, pour s’enquérir de sa santé. Le gardien tourne la tête d’un angle incongru, le fixe de ses yeux jaunes et lui répond dans son langage :
« Quelque chose approche. Tous les animaux sont en danger. Le feu couve. L’écorce de l’arbre est attaquée. »
Dans la forêt, la Mord-Dorée est en train de ligoter des mulots vivants chassés un peu plus tôt, offrande pour notre totem, lorsque le séisme umbral fait trembler l’air autour d’elle. Son poil se hérisse et elle se précipite sous sa forme de louve jusqu’au cœur de notre cairn. Il y fait une chaleur anormale, comme en plein mois d’Août. Tout y est étrangement silencieux. Quelques minutes plus tard, elle est rejointe par Lame-de-l’Aube, la Gardienne en chef du Caern. Aucune menace n’est visible. Dans l’umbra, la Fianna remarque que les esprits d’habitude si sereins dans ce havre sont perturbés. Moins nombreux qu’à l’accoutumée, ils errent l’air hagard.
Pour ma part, je viens seulement d’arriver à la Bastide-de-Sérou, et je m’apprêtais à frapper à la porte de Calixte. Une fois le choc passé et mes esprits recouvrés, j’envoie un SMS à Issa, de crainte qu’il ne soit déjà arrivé malheur à la meute de la Couette-en-Patchwork. Sa réponse est sibylline, mais tout va bien a priori.
C’est un Calixte perturbé et inquiet qui m’accueille. Lui aussi a ressenti le phénomène. Contemplant notre reflet dans le miroir de la penderie qui trône dans son entrée, nous franchissons le goulet. Sous forme Lupus, notre maître des rites hume l’air pour tenter de comprendre ce qu’il s’est passé. Puis il reprend forme homidé et me questionne. Nous devisons un moment et je lui livre mes conjectures, basées sur nos expériences de ces cinq derniers jours, les visions envoyées par Chouette, le conte d’un changelin, ainsi qu’un mélange de nos déductions et de mes intuitions plus personnelles.
Abhorra.
La Pulsion, Incarna du Ver, jadis combattue par nos ancêtres, est de retour. Par le biais de son plus fidèle serviteur, son Maeljin, le Duc de la Haine en personne. L’incarnation d’un esprit majeur n’est pas un ennemi que l’on peut vaincre avec des moyens conventionnels. L’Os a un rôle à jouer dans ce combat. Et j’ai l’intime conviction que la Couette-en-Patchwork est aussi concernée : nos pas nous ont menés jusqu’à Narbonne, fief de Dommange à qui les Pastor ont remis le fétiche. Nos pairs sont aux prises avec plusieurs menaces dans cette cité sous l’influence du Ver. Il y a forcément un lien, et nous serions bien sots de l’ignorer. Vu comment l’Os était convoité par les serviteurs du Ver, je gage qu’ils n’en resteront pas là et voudront le récupérer. Le cairn de Narbonne pourrait donc tout à fait subir une attaque à la suite de nos actions. Notre propre Sept est en danger. Il faut nous mettre sur le pied de guerre, prendre l’initiative.
Je lui propose donc un plan en trois étapes. La première consiste à collecter autant d’informations que possible. La deuxième est de dédier un groupe à la protection du fétiche. Ils devront essayer de le purifier, d’en apprendre plus sur son histoire et son fonctionnement. Suivre la piste du Fée du côté de Foix semble être la meilleure option pour y parvenir. La dernière étape est de nouer une alliance avec la Couette-en-Patchwork, et d’avoir un groupe de guerriers capables de leur prêter main forte en cas d’attaque. Et vice-versa bien sûr, nous pourrons mettre nos forces en commun par le rite du Pont-de-lune si une attaque cible notre Sept ou le leur.
Quand Calixte évoque les réticences qu’aurait Porte-le-Sang, notre cheffe Seigneur de l’Ombre, quant à s’allier avec une meute urbaine, je lui glisse non sans malice que prendre le commandement du combat qui s’annonce lui vaudra sans doute une place dans les Chroniques d’Argent…
Je termine par dire tout haut ce que nous savons tous les deux : cela n’est que mon conseil et avis. C’est bien sûr Audric qui s’exprimera pour la meute du Harfang.
Vient enfin le moment de nos retrouvailles. Je suis soulagé de voir mon frère et ma sœur de meute en bonne forme. Un hurlement proche nous indique qu’une assemblée sera convoquée pour midi aujourd’hui. Tous les membres du Sept de la Montagne de Givre sont convoqués.
Je profite de cet interlude pour passer quelques appels téléphoniques. Bastien Sombre-Route nous apporte de précieuses informations. Dans l’ordinateur de Dommange, il a découvert le plan bien huilé d’Avenir Pyrénées Orientales, qui consiste à racheter un maximum de lieux culturels afin de les remplacer par des bâtiments industriels et des zones bétonnées où la construction ne sera jamais achevée. Mais il a surtout trouvé une information capitale : le commanditaire du vol du fétiche n’est autre qu’un certain Paul Simon, résidant à Carcassonne. Je frissonne. Ce n’est autre que Hurgh, l’alpha de la meute de la Lune Brisée, des danseurs de la Spirale Noire, la némésis de notre Sept dans la région. Rien de moins que les meurtriers de Trancred Sagesse-du-Faucon. Audric accueille cette nouvelle en serrant les poings, un rictus rageur lui barrant le visage.
J’appelle aussi le Professeur Caron : elle est ravie que nous ayons retrouvé le fétiche. Le nom de Koldo de la Sota ne lui dit pas grand-chose, mais c’est un prénom commun au pays-basque selon elle.
Je vois la Mord-Dorée s’isoler avec son instrument, elle nous concocte quelque chose.
Le soleil est au zénith.
Dans la clairière de l’Assemblée, nous sommes presque tous là. Calixte arrive avec quelques minutes de retard. Dans un murmure, je lui dis notre découverte du commanditaire du vol du fétiche. Il rejoint notre cheffe au milieu du cercle, qui lui jette un regard désapprobateur. Je vois à sa mine sévère qu’il digère cette nouvelle information.
Malgré son âge avancé, Porte-le-Sang parle avec l’éloquence qui sied à son rang. L’assistance l’écoute avec respect évoquer la secousse que nous avons tous ressenti. Le phénomène a été perçu dans de nombreux Sept en Europe, y compris celui de la Bénédiction du Soleil dans les Alpes, avec qui elle s’est entretenu. L’épicentre estimé serait dans les Pyrénées. Elle donne ensuite la parole à Calixte. Les esprits ont été très perturbés par la singularité qui a ébranlé l’umbra. Certains ont fui, se repliant dans les royaumes profonds. Leur instinct primal les a poussés à fuir un prédateur. Notre maître des rites annonce que les augures ne laissent pas de place au doute. Il fait le lien entre le phénomène et Abhorra. Il convoque aussi le mythe du Roi Noyé. Il rappelle à tous ce que sont les Pulsions. Tout laisse à penser que nous sommes confrontés à la manifestation de l’une d’elle. Je ferme les yeux de soulagement pendant que Calixte fait le récit du fétiche, de sa place dans le conflit à venir. L’Os et le tremblement ressenti ce matin sont tous deux le signe d’un danger extrême et imminent. Selon ses propres mots, « les pièces du puzzle s’emboîtent trop bien » et je ne peux qu’acquiescer intérieurement.
Porte-le-Sang reprend la parole pour parler de politique, cette vieille gangrène de la nation Garou. Même s’il n’y a pas de lien de subordination directe entre nos Sept, les Théurges de la Bénédiction du Soleil vont vouloir jeter un œil sur le fétiche… lorsqu’ils connaîtront son existence. Les Crocs d’Argent qui règnent là-bas voudront se l’arroger pour leur propre gloire. Elle pense donc que le Fétiche doit bouger, autant pour cette raison que pour sa protection.
Audric décide d’interrompre une première fois notre cheffe à ce moment-là, mais est vite réprimandé. Avec espièglerie, la Mord-Dorée vient au secours d’Audric, ajoutant une touche d’humour pour détendre l’atmosphère. Elle arrache même quelques sourires dans l’assemblée.
C’est le moment que choisit Calixte pour annoncer que celui qui a organisé le vol du fétiche n’est autre que l’alpha de la meute de la Lune Brisée. Un vent de stupeur souffle dans l’assemblée.
Porte-le-Sang dévoile son plan avec solennité. Elle a décidé de constituer deux équipes : une pour se défendre contre l’attaque des séides du Ver en quête de l’Os, et une autre pour utiliser l’Os. Je garde un visage impassible, mais je remercie intérieurement Calixte d’avoir réussi à convaincre notre cheffe. Jonas Lune-d’Océan, Gardien du Portail, en profite pour rappeler que la Litanie est très claire à ce sujet : nous devons porter secours à un Sept en danger, c’est la fonction première des Ponts-de-Lune. Je lui sais gré de cette intervention. Lame-de-l’Aube prend la parole à son tour pour assurer que ses guerriers se tiendront prêt et que le Sept sera défendu… cette fois. La petite pique n’est pas passée inaperçue et la Mord-Dorée lui rétorque avec morgue qu’il a été défendu au prix de nombreuses vies. Porte-le-Sang demande à Audric de « tenir sa meute », mais ce dernier semble approuver la réplique de notre conteuse.
La parole est donnée selon l’ordre hiérarchique. Daniel Broyeur-de-Gorges, alpha de la meute des Porteurs d’Ombre, annonce qu’ils sont prêts à affronter un ennemi qu’ils connaissent bien… mais qu’ils savent très puissant.
Vient enfin le tour d’Audric. Il rappelle que le cairn a été défendu jadis jusqu’en son cœur par la meute de l’Aube Nouvelle, au prix d’un sacrifice que personne ne doit oublier. Il défend ensuite la Couette-en-Patchwork : leurs méthodes déplaisent peut-être à certains de notre Sept, mais ils affrontent seuls des ennemis puissants. Ses derniers mots sont lourds de rage :
« Au titre de ma vengeance légitime, je demande solennellement le droit d’affronter la meute de Lune Brisée, et de porter le combat jusque dans leur tanière. »
Daniel s’y oppose, expliquant que même sa meute aguerrie serait incapable d’un tel exploit. Il assure Audric qu’il a entendu ses paroles concernant la meute de Narbonne et qu’il est prêt à verser son sang pour protéger le Sept de la Couette-en-Patchwork.
Porte-le-Sang conclue en affectant les missions : l’os sera confié à la meute du Harfang alors que la meute des Porteurs-d’Ombre restera au Sept se préparer au combat. Audric ne cache pas son dépit.
Mais l’assemblée n’est pas terminée pour autant. Porte-le-Sang donne la parole à la Mord-Dorée, en sa qualité de conteuse Fianna. Sous le regard approbateur de son mentor Thadée, notre jeune amie s’avance au milieu du cercle, son violoncelle en épicéa verni entre les mains. Je ferme les yeux pour me laisser porter par la mélodie et la voix de ma sœur. Sa chanson est tantôt mélancolique, tantôt enjouée, racontant l’histoire de l’Os de Cerf-Géant à travers les âges. Je vois qu’elle est parvenue à toucher son audience. Pour certains, le message est devenu bien plus limpide qu’à travers le discours de notre cheffe.
Porte-le-Sang remercie la Mord-Dorée chaleureusement. Elle nous souhaite d’être victorieux dans notre quête, mettant un terme à cette assemblée.
Ines et Thadée s’empressent d’aller féliciter la musicienne. Daniel discute avec Audric, et si je suis trop loin pour les entendre, je vois qu’ils se parlent avec un respect nouveau, d’alpha à alpha.
Finalement, je n’aurais pas dit un mot de toute cette assemblée et je m’en félicite. Je ne pouvais pas imaginer de meilleures décisions. Je vais trouver Jonas : nous appelons Bastien afin d’organiser toutes les modalités nécessaires à l’établissement d’un Pont-de-Lune.
Nous partageons ensuite un repas dans la salle principale de la ferme. Les discussions badines vont bon train, une façon comme une autre de chasser la tension.
Avant de reprendre la route, je vais m’isoler pour méditer deux heures durant. Le voyage accompli dans l’umbra profonde la nuit précédente a affaibli ma gnose et j’ai besoin de me ressourcer si je veux être utile à mes comparses.
C’est vers 15H que la camionnette de brocanteur floquée de son logo d’un loup portant un baluchon nous mène du côté de la ville de Foix. Malheureusement, nous n’avons pas le temps de passer voir ma nièce Sylvie qui habite là et s’occupe d’un centre de réinsertion.
Je dépose mes deux compagnons à Freychenet, et les laisse se mettre sur la piste de Koldo de la Sota sans moi, pendant que je vais passer à l’armurier pour récupérer ma commande spéciale : des balles en argent. Ne sait-on jamais, cela pourrait servir dans les heures à venir. Je répugne à manipuler la boîte de munitions, la présence de l’argent créant un désagréable picotement dans la nuque. Je m’empresse de les ranger à l’arrière du camion.
Freychenet est un petit hameau où une ferme fait office de mairie. La Mord-Dorée s’y fait indiquer le chemin jusqu’à la maison de Koldo de la Sota par un vieux fermier avec un accent à couper au couteau. Koldo serait un vieil homme, un rebouteux qui descend rarement de sa colline. Il paraît que la vue est magnifique depuis chez lui et qu’on peut apercevoir le château de Ségur.
Je récupère mes comparses en chemin et nous nous y rendons, empruntant une route de terre cahoteuse. Mais ma fidèle camionnette en a vu d’autres.
Nous parvenons à une fermette isolée, perchée sur l’arête d’une colline. Le lieu est assez typique avec une fontaine de pierre et quelques pots de bégonias bien entretenus. Un chien aboie sur Audric alors que nous sonnons à la porte.
Un petit homme rabougri au teint hâlé, à la peau labourée de rides et à la calvitie avancée nous accueille. Il traîne ses charentaises et nous invite à le suivre d’une voix nasillarde. Il fait sombre chez lui, tous les volets sont fermés. La maison est dans son jus : vieilles tomettes polies au sol, papier peint à la mode au siècle dernier, mobilier désuet. Il s’installe dans son fauteuil recouvert d’un plaid rapiécé et nous prenons place dans un canapé tellement usé que j’ai l’impression que mes fesses vont toucher le sol.
Sans ambages, persuadés d’avoir affaire à un allié au fait du monde occulte, nous lui confions l’os. Koldo voit tous les destins qui se sont brisés sur ce fétiche. Et depuis les temps immémoriaux de sa création, ils sont fort nombreux selon lui.
Il nous dit d’un ton irrévérencieux :
« Moué. Vot’ vieille babiole ? Vous voyez ça comme du pouvoir. Mais c’est pas que l’bout d’os qui compte, c’est l’esprit qu’y a dedans. Et tous ceux qui sont crevés pour lui, ben ils ont fini par l’affecter… et pas en bien. Bon. J’vais vous aider, j’ai rien d’autre à foutre d’toutes façons. »
Il se lève et se dirige vers une table en formica. Mon scrotum se contracte lorsqu’il fait tomber le précieux fétiche au sol et pousse un juron. Pourtant conscient de sa puissance, il le manipule comme un vulgaire bâton, ce qui fait bondir mon cœur à plusieurs reprises. Mes yeux habitués à la lumière distinguent de nombreuses plantes séchées dans des bocaux sans étiquette. Le vieux commence à marmonner en basque tout en jetant une poudre ocre sur l’os. Il se saisit ensuite d’un étrange objet composé de plumes et d’os, une sorte de colifichet chamanique. Le basque a laissé place à une autre langue au fur et à mesure de ce rite qui m’est totalement inconnu… de l’amérindien peut-être ?
Koldo revient vers nous et jette nonchalamment l’os dans notre direction. Les réflexes affûtés de la Mord-Dorée lui permettent de s’en saisir in-extremis avant qu’il ne touche le sol.
« Boueh, ce sera pas si simple d’apaiser cet esprit. Une mort a particulièrement compté pour lui. La mort d’un être qui s’est retrouvé coincé entre les mondes. Une femme. Un spectre désormais. Qui reste collé aux basques de la breloque. Allez donc voir où elle est crevée… » nous dit le vieil homme.
Nous cherchons comment le remercier pour son aide. Je note de lui faire livrer une caisse de bonnes boutanches. Et la Mord-Dorée lui chante sa dernière composition. Les jambes croisées dans son fauteuil, il oscille des charentaises et dodeline de la tête. Cela semble lui avoir plu. Le vieux chamane nous révèle enfin sa tribu : un Uktenah, fondateur du Sept des Sept Clans. Cela ne me dit rien, mais il est rare de les trouver de ce côté de l’atlantique.
Koldo de la Sota nous prodigue un dernier conseil : quelqu’un connaît bien les tragédies de la région. Un certain Jérémy Leroy, jeune artiste qui met les histoires du coin en chansons. Peut-être nous aidera t’il à retrouver le lieu de la mort du spectre ?